un ange pleure
- Claire Hourlier
- 1 sept. 2016
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 déc. 2020

Depuis la fenêtre de ma cuisine, j’entends les bruits de la cour de l’école maternelle, ma voisine de bout de rue, et de jardin. Deux spectacles se superposent et s’offrent à moi, le premier est sonore, enfantin et agité, le second est visuel, verdoyant et calme. Une alliance qui permet au premier de se déposer clandestinement quand le second tend ses feuilles pour participer à ce joyeux vacarme.
Les enfants qui jouent, qui crient, et ceux qui pleurent aussi. Une symphonie familière qui reprend son rythme de croisière après une escale de deux mois. Il y a les enfants qui se sont fondus dans ce nouveau rythme, comme s’ils n’avaient jamais quitté l’école, il y a ceux qui plongent dans le nouveau bain avec joie et décontraction, il y a ceux qu’on n’entend pas et il y a cette petite fille qui hurle à fendre l’âme « mamaaaan ».
Ce mélange de rires et de pleurs qui oscille dans cette cour d’enfants m’est plus que familier.
Il fait partie de la vie, de leur vie et de la mienne aussi, aux heures de récréations. Mais aujourd’hui, il a une saveur particulière. Ces hurlements, répétés et incessants, dont le message inaudible est d’une limpidité criante, se noient et débordent d’une gorge bien trop étroite pour accueillir cette nouvelle vague d’émotions.
Ces cris à pourfendre les âmes et submerger les plus arides, ces cris se précipitent jusqu’à moi et entrent en moi, par effraction. Je les sens trouver un écho dans mes profondeurs. Mes entrailles se mettent à hurler, elles aussi.
La rentrée a été facile hier. C’est aujourd’hui qu’elle s’anime.
Cet enfant qui hurle à la mort, à la mère, que j’imagine perdu au milieu de la cour, n’est pas mon enfant. Mais celui qui hurle dans mes entrailles est le mien. Rejaillissent alors les premiers jours de rentrée scolaire de ma fille. D’une violence terrible. Tellement inattendue ! Cela avait duré plusieurs jours avant que la tempête ne se calme.
Quelle violence.
Ces souvenirs lointains qui deviennent proches en un hurlement. On n’oublie pas. On vit avec. On croit que ce surgissement débarque sans invitation. C’est tout le contraire. Il représente à lui seul l’invitation. L’invitation à aller regarder ce qui pleure en nous.
La culpabilité d’abandonner son enfant aux mains de cette charmante inconnue qui connaît la chanson mieux que nous « ne vous inquiétez pas, dès qu’elle ne vous verra plus, ça ira mieux ».
Alors on se volatilise, après un dernier baiser déposé sur le front brûlant de l’enfant. Pour ne pas rajouter de la lourdeur à la lourdeur. Pour coopérer avec la maîtresse. Parce qu’elle a sans doute raison, au fond. Loin des yeux, loin du cœur. On arrive à se convaincre intérieurement pour les deux « Allez courage ma fille, plus tard, tu me remercieras ». S’envoler. Laisser la porte se refermer et étouffer ces cris. Se dépêcher de regagner la sortie, comme si, une fois la porte passée, tout pouvait rester derrière, libre de nous. Plus que quelques mètres … mais la porte de la classe se ré-ouvre dans un second souffle, que ma fille, elle, n’a toujours pas repris. Je suis condamnée à emmener avec moi, pour la journée et les suivantes, le désespoir de l’enfant arraché à son parent.
Quelle violence.
Bien sûr cela ne dure pas … preuve qu’il n’y a pas de quoi en faire tout un plat ! Les pleurs ne durent pas. Mais que reste-t-il de ces pleurs, dans les cœurs ? Dans celui de l’enfant, et celui du parent ?
Cette fillette, aujourd’hui, a percé le dossier, pour me montrer ce qui coule, ce qui saigne et qu’il reste à éponger.
Quand on pleure, on ne sait jamais vraiment ce qu’on libère. Ni, ceux qu’on libère.
Je suis totalement invisible aux yeux de cette âme perdue, et même inexistante. Je ne la connais pas. Je ne connais ni son visage, ni son nom. Je ne connais que ses cris. Je ne les reconnaîtrais même pas. Ils étaient là à 13h45, présents dans cet instant d’éternité. Suspendus aux branches des arbres qui n’ont pas bougé d’un souffle.
Le son sans l’image. Juste une gorge déployée. Personne ne pourra aller dire un jour à cet enfant « tu sais, ce vendredi de rentrée 2016, quand tu as hurlé ton abandon, tu as réveillé des mémoires de mère et d’enfant. Tu as permis à une femme d’aller panser des blessures ».
Personne.
Pleure mon enfant, pleure.
Ce que tu libères maintenant, tu ne l’emmèneras pas avec toi
Que tes larmes retournent à la terre, gouttes amères de douleur que notre mère nourricière sait transformer en graines d’amour, par ses propres voies.
Merci petit ange de m’avoir offert ta voix.